mardi 27 décembre 2011

Marie-Adélaïde de Savoie, une savoyarde primesautière


Si Marie-Adélaïde de Savoie figure encore dans quelques vieux dictionnaires, c’est pour être la mère de l’un de nos derniers rois de France, Louis XV. Près de trois siècles après sa mort, cette jeune princesse ne figure plus dans le petit Robert. Les encyclopédies interactives la mentionnent en une ligne et les livres scolaires ignorent son existence. Fauchée par la mort à vingt-six ans avec son fils aîné et son mari, elle ne porta jamais officiellement le titre de reine de France mais illumina la cour d’un Louis XIV vieillissant, que sa disparition prématurée laissa inconsolable.

Les trois dernières années du règne du Roi-Soleil furent imprégnées de tristesse et de la terreur de voir mourir le petit dauphin Louis, fils de Marie-Adélaïde et dernier survivant de la branche aînée des Bourbons, qui n‘avait que deux ans à la mort de sa mère. A priori, cette jeune savoyarde aurait été un parfait modèle d’adaptation à la cour versaillaise si elle avait vécu. Le duc de Bourgogne, son époux, paraissait épris et les trois fils qu’elle donna à la France assuraient qu’aucun problème de descendance ne se poserait aux Bourbons. La jeune princesse avait l’air pleinement contente de sa vie de plaisirs. A sa mort, on retrouva dans ses affaires une cassette de papiers, que Madame de Maintenon fut chargée d’ouvrir. Quelques jours plus tard, l’épouse secrète de Louis XIV écrivait: « Je pleurerai toute ma vie Madame la Dauphine ; mais j’apprends tous les jours des choses qui me font croire qu’elle m’aurait donné de grands déplaisirs. Dieu l’a prise par miséricorde. » La marquise ayant brûlé les papiers contenus dans la cassette, on n’a jamais su ce qu’elle contenait et si elle avait un rapport avec cette lettre. Mais on peut en déduire que Marie-Adélaïde était un personnage plus complexe que d‘apparence.

Un père versatile

L’histoire des parents de Marie-Adélaïde de Savoie commence à la cour de France par un mariage princier, celui de la nièce du roi Louis XIV (qui, faute d’avoir des filles légitimes, mariait celles de son frère, Philippe d’Orléans) et du jeune duc de Savoie. Anne-Marie d’Orléans épousa donc pour des raisons diplomatiques Victor-Amédée II en 1684. Le couple aura six enfants. L’aînée, Marie-Adélaïde, née en 1685, fut destinée très jeune par la duchesse un brin mélancolique à épouser Louis, l’aîné des petits-fils de Louis XIV, bien que ce rêve paraisse longtemps irréalisable. En effet, le duc de Savoie s’affranchit au même moment de la tutelle de sa mère, Marie-Jeanne de Nemours. Cette femme s’était fortement rapproché de Louis XIV et la Savoie était devenue totalement dépendante de la France. Victor Amédée, lui, s’engagea dans une voie radicalement différente de celle prise par sa mère. Lors de la guerre de succession palatine, il suivit d’abord Louis XIV avant de se retourner et de prendre le parti de la plupart des capitales européennes (Madrid, Vienne, Amsterdam, Londres, Berlin et Munich étaient déjà contre la France). Après plusieurs défaites, le Roi-Soleil rétablit en sa faveur la situation sur presque tous les fronts. Mais, au sud, Victor-Amédée avait envahi le Dauphiné. Au même moment, le mauvais temps qui s’abattit sur le pays dans l’année 1693-1694 gâta les récoltes, entraîna la famine et fit des ravages parmi la population. Malgré une éprouvante situation intérieure, Louis XIV continua la guerre. Sentant tourner le vent, Victor Amédée rallia le parti de la France, ce qui obligea l‘Europe entière à signer la paix en 1697. Pour consolider l’apaisement des relations du Grand Roi avec la Savoie, on décida un mariage. Marie-Adélaïde, la fille aînée du duc, allait réaliser les rêves de sa mère…

La Princesse

A onze ans, Marie-Adélaïde fut choisie pour épouser le duc de Bourgogne, le petit-fils de Louis XIV. Le Roi-Soleil, en accord avec Victor-Amédée II, décida qu’elle irait directement à Versailles, et qu’elle y attendrait son mariage (qui aurait lieu à son douzième anniversaire, âge minimum requis par l‘Église). La cour de France était privée de reine depuis le décès de la reine, une quinzaine d’années plus tôt. La belle-fille du Roi, Marie-Anne de Bavière, en avait tenu le rôle, mais était morte jeune. Restaient Madame de Maintenon, l’épouse secrète de Louis XIV, qui ne pouvait jouer aucun rôle officiel, et la femme de Philippe d’Orléans, Élisabeth-Charlotte de Bavière, qui était en froid avec Louis XIV. Former la maison de la future duchesse de Bourgogne fut une entreprise difficile. Madame de Maintenon y plaça des courtisans qui lui étaient totalement dévoués, ce qui fit dire à Saint-Simon: « Elle avait résolu d’être la véritable gouvernante de la Princesse, de l’élever à son gré et à son point [ à sa convenance], de se l’attacher en même temps assez pour pouvoir amuser le Roi sans crainte qu’après le temps passé, elle put devenir dangereuse. Elle songeait encore à tenir par elle Monseigneur le duc de Bourgogne un jour […]. » La duchesse du Lude, tout acquise à sa cause, fut nommée dame d’honneur. La suite de Marie-Adélaïde l’attendit près de trois semaines à Lyon. Enfin, le mardi 16 octobre 1696, celle qui serait nommée quelques jours plus tard par ordre du Roi « la Princesse » arriva à Pont-de-Beauvoisin, près du pont qui reliait la France et la Savoie, qu’elle devait franchir quelques heures plus tard. L’enfant partit se reposer et s’habiller dans une maison du coté savoyard, puis traversa le pont. Elle se sépara le lendemain de sa suite « sans verser une seule larme » souligne Saint-Simon et se posa alors le délicat problème de son rang en attendant son mariage. Son statut de petite-fille du frère du Roi semblait trop modeste pour une future reine de France. Il fut donc décidé de la traiter comme une duchesse de Bourgogne, bien qu’elle n’en eût pas encore le titre. Le cortège se mit en route. Marie-Adélaïde devait dîner en public dans chaque grande ville qu’elle traversait. Enfin, le 4 novembre, elle rencontra Louis XIV, le Grand Dauphin et Monsieur, son grand-père. Elle fit une excellente impression sur le Roi qui s’empressa de l’écrire à Madame de Maintenon. Imitant leur souverain, tous les courtisans chantèrent les louanges de la future duchesse de Bourgogne. Marie-Adélaïde rencontra son futur époux le lendemain, à Nemours. Le même jour à Fontainebleau, elle fut présentée à la duchesse d‘Orléans, à la princesse de Conti et surtout à Madame de Maintenon. « Elle fait peu de cas de son beau-père, et nous regarde à peine, mon fils et moi; écrivit la princesse Palatine sur cette entrevue, mais dès qu’elle aperçoit Madame de Maintenon, elle lui sourit et va se jeter dans ses bras. Elle en fait autant lorsqu’elle voit la princesse de Conti. » La cour retourne le 8 novembre à Versailles, où Marie-Adélaïde loge près de chez Madame de Maintenon. Elle plaît toujours autant, malgré son apparence physique, moins agréable que son caractère. Elle n’est cependant pas d’une extrême laideur: « [La Princesse] n’est pas précisément très grande pour son âge, mais elle a une jolie taille fine comme une vraie petite poupée, de beaux cheveux blonds et en abondance, des yeux noirs, des cils et des sourcils très longs et très beaux, la peau très fine, mais pas très blanche, un petit nez qui n’est ni joli ni laid, une grande bouche et de grosses lèvres, en un mot, elle a tout à fait la bouche et le menton autrichiens. Elle marche bien, a bonne tournure, de la grâce dans ce qu’elle fait, est très sérieuse pour un enfant de son âge et terriblement politique » écrit la duchesse d’Orléans. Elle continue dans sa lettre suivante: « La jeune princesse n’est pas aussi belle qu’elle semble d’abord ; cependant je ne la trouve pas si laide que les autres disent ; elle a de l’esprit, c’est sûr, et on le voit bien à ses yeux… » . Sans être un modèle de beauté, Marie-Adélaïde a du charme, c’est certain, et elle en use et abuse. Preuve si besoin en était : elle réussit à plaire à Madame de Maintenon, qui, même si elle aime les enfants ne lui manifestait au départ qu’une amitié de convenance. Les courtisans attribuèrent cette réussite à la bonne éducation que l’enfant avait reçue de son père « bien informé à fond de la cour ». La Princesse appelle l’épouse de Louis XIV « ma tante » , lui marque un profond respect et lui fait mille cajoleries. Mais cette victoire a un prix : les ennemis de la marquise de Maintenon apprécient déjà moins la fillette. Plus tard, la duchesse d’Orléans, déjà vexée d’être l’objet de peu d’attention lors de leur première rencontre, écrira: « Elle [Marie-Adélaïde de Savoie] me craint, voilà pourquoi elle est si polie avec moi : à différentes reprises, je l’ai vertement remise à sa place quand elle voulait se moquer de moi, depuis on ne lui permet plus de rire de moi en ma présence… » Pour le moment, le Roi et Madame de Maintenon lui épargnent la vie de Cour et son éternelle représentation : elle mange seule, ne voit que les dames de sa suite et quelques autres autorisées par Louis XIV à la voir. Marie-Adélaïde rencontre les ducs d’Anjou et de Berry tous les mois et son futur mari tous les quinze jours. Louis, le duc de Bourgogne a trois ans de plus qu’elle. Fils du Grand Dauphin et de Marie Anne de Bavière, il a perdu sa mère à huit ans. Bossu, boiteux et très pieux, il a été un élève de Fénelon. On saura plus tard que, conseillé par une cohorte d’ambitieux (dont le duc de Saint-Simon), il rêvait de faire tomber le système politique instauré par son grand-père : supprimer la noblesse de robe, réintroduire les princes aux conseils… Bref, il n’a pas du tout le charme de Marie-Adélaïde, qu’il aimera pourtant passionnément. Dans l’immédiat, la fillette n’est plus le centre de la vie de la cour. La Princesse Palatine donne là encore une petite idée de sa vie quotidienne : les dames autorisées à lui rendre visite ont interdiction de lui parler d’opéras, des soirées d’appartements, de jeux et de comédies. Elle va parfois dîner avec le roi à Marly et voir des pièces de théâtre à Saint-Cyr. Madame de Maintenon lui fait découvrir l’institution quelques jours après son arrivée à la Cour. La Princesse, ensuite devenue duchesse de Bourgogne, y viendra par la suite deux ou trois fois par semaine avec sa « tante ». Elle y portera l’habit des élèves, déjeunera au réfectoire avec les petites rouges et s’y fera appeler, pour éviter les problèmes d’Étiquette, Mademoiselle de Lastic. La véritable demoiselle de ce nom était, avant sa mort, appréciée de Madame de Maintenon. Cette existence dura jusqu’au douzième anniversaire de Marie-Adélaïde, le 6 décembre 1697. Elle fut mariée le lendemain.

Un mariage de poupée

La noce se déroula toute la journée du samedi 7 décembre. Le Roi avait ordonné à la cour d’être magnifiquement vêtue. Il lança ensuite des consignes de modération devant la dépense énorme occasionnée par ce mariage, mais sans succès. Les artisans étaient débordés, au point que la Princesse dut attendre pour obtenir ses tenues. Il fut donc décidé que les festivités seraient réduites à deux bals, un opéra et un feu d’artifice. Les fiançailles auraient lieu le matin, dans la chapelle, et le mariage l’après-midi.
Le matin du sept, la cour se rendit donc chez le duc de Bourgogne et le suivit jusque chez Marie-Adélaïde, qui finissait de se préparer. La famille royale attendait le couple chez le Roi, où il arriva vers midi. Tout le monde se dirigea ensuite vers la chapelle, où ils furent fiancés. Madame, Le Roi, Monsieur et Monseigneur étaient debout, entourant le duc de Bourgogne et la Princesse. Ils firent une courte pause après les fiançailles, puis le mariage eut lieu. Marie-Adélaïde donna son consentement, fit quatre révérences, Louis en fit deux, demanda l’autorisation de se marier à son père et à son grand-père, et la messe commença. On envoya immédiatement un messager à Victor Amédée II pour l’informer du mariage. Les deux époux durent rester agenouillés devant l’autel durant l’office puis ils allèrent signer le registre, ayant comme témoin les ducs de Chartres, d’Anjou et de Berry, ainsi que le prince de Condé. Toute la famille royale passa ensuite à table. La duchesse de Bourgogne tenait déjà son rang. Elle se reposa dans sa chambre jusqu’à sept heures du soir, heure où arrivèrent les souverains d’Angleterre et où reprirent les festivités. La cour joua d’abord au portique, puis, à huit heures, un feu d’artifice fut tiré sur la pièce d’eau des suisses. Après le souper eut lieu la cérémonie du couché public des mariés. Le Roi fit sortir tous les hommes des appartements de la duchesse de Bourgogne, qui passa la chemise que lui tendait la reine d’Angleterre et attendit son époux dans son lit. Louis se déshabilla dans son antichambre, devant toute la cour, pris la chemise que lui tendait le roi d’Angleterre, et alla se coucher près de Marie-Adélaïde. Toute la Cour défila pour les voir, puis lorsque la chambre fut vide, Monseigneur fit lever son fils, qui repartit dans ses appartements et la journée se termina avec le coucher du Roi. La Princesse de Savoie avait disparu. Désormais, Marie-Adélaïde était duchesse de Bourgogne.

La duchesse de Bourgogne

Une des traditions de la Cour de France était le cercle tenu par les reines. Il s’agissait pour la souveraine en exercice (ou, par défaut, pour la seconde femme de la famille royale) de présider une réunion culturelle pratiquant allégrement l’art de la conversation. Les bons mots, les plaisanteries et autres traits d’esprit y régnaient en maître. La feue reine de France, Marie-Thérèse d’Autriche, une infante espagnole, n’avait jamais réussit à parler correctement le français. Son sabir le mêlait avec sa langue maternelle, et malgré les efforts de sa belle-mère et tante, Anne d’Autriche, qui tenait, elle, très bien le cercle, elle fit toujours piètre impression à la Cour. La Dauphine, Marie-Anne de Bavière, avait perpétué la tradition, mais, de constitution fragile et atteinte de ce que nous appellerions aujourd’hui une dépression, elle ne pouvait assumer régulièrement son rôle. Le cercle se perdait donc, lentement mais sûrement, ce qui déplaisait souverainement à Louis XIV. Le Roi avait patiemment attendu que Marie-Adélaïde ait le rang nécessaire pour le tenir. Maintenant qu’elle était duchesse de Bourgogne, cela ferait partie de ses obligations. Le dimanche huit décembre 1697, à six heures du soir, pour la première fois, l’adolescente releva la coutume, en présence d’un grand nombre de courtisans. Le Roi vint à la fin de la réunion et conduisit tout le monde dans un salon près de la chapelle où il avait fait servir une collation et préparé de la musique. Comme la veille, on joua au portique. Tout fut fini à neuf heures. La jeune duchesse de Bourgogne avait bien réussi son examen de passage. Il y eut également un bal pour célébrer le mariage. Tant de monde s’y pressait que cela occasionna un grand désordre. Monsieur, le grand-père de Marie-Adélaïde, fut pressé contre un mur par un mouvement de foule. Comme à chaque soirée d’appartement, il y eut une collation et des jeux. Trois jours plus tard eut lieu de second bal du mariage, qui fut bien plus réussi que le premier.
Dans l’immédiat, la vie de Marie-Adélaïde ne changea guère. Son époux venait la visiter tous les jours, mais la suite de la jeune duchesse avait interdiction de les laisser seuls, sous quelque prétexte que ce fût. Les deux jeunes gens dînaient ensemble chez Madame de Maintenon. L’adolescente était toujours dans ses bonnes grâces, ainsi que dans celles du Roi. Plus tard, elle désirera plaire à tout le monde, et ne se rendra compte que très tard que la ç’est impossible, surtout à la Cour en perpétuelle représentation, où le monde entier épiait le monde entier. En se faisant apprécier de Madame de Maintenon, elle avait perdu la sympathie des ennemis de la marquise. Pour se les concilier, elle devait se brouiller avec celle-ci, mais, son intérêt de future reine de France était d’être aimé par un Louis XIV vieillissant, et cela passait par son épouse… C’était sans fin.
Après une brève apparition sur la grande scène de théâtre qu’est la Cour, Marie-Adélaïde n’en fut plus momentanément au centre. Les mémorialistes ne la mentionnaient plus que rarement. Elle vivait encore protégée des charges de la vie de représentation. Peu après son mariage, on réouvrit pour elle le somptueux appartement de la Reine, où avaient vécu Marie-Thérèse (pendant moins d’un an) et sa belle-fille, Marie-Anne.
Louis XIV vieillissait. Il appréciait moins les fêtes et les contraintes de la Cour, s’attristait. L’arrivée de la petite Marie-Adélaïde, sa fraîcheur et sa vivacité le conquirent. L’enfant vivait, on l’a dit, entourée de Madame de Maintenon et du Roi. De cette période d’apprentissage, la duchesse de Bourgogne garda une liberté d’actions qu’elle ne perdit jamais. Louis lui passait tous ses caprices et la gâtait. Pour elle, il remit les fêtes de Cour au goût du jour, ordonna que tout fût « plus gai et moins grandiose ». La plupart des contemporains ont jugé la jeune savoyarde mal élevée peu consciente de ses devoirs et de son rang, ne songeant que ses plaisirs. C’est aller un peu vite en besogne. L’affaire de la succession d’Espagne le prouve.

Les affaires espagnoles

En 1700, le roi d’Espagne, Charles II, était mourant. Il n’avait aucun héritier direct : Marie-Louise d’Orléans (une tante maternelle de Marie-Adélaïde), sa première femme, et Marie-Anne de Neubourg, la seconde, s’étaient révélées stérile. A moins que le prince ne soit responsable de cette incapacité à procréer. Sa constitution, faible, et son esprit (il est dépressif) nous orientent vers cette voie. Quoi qu’il en soit, plusieurs personnes pouvaient prétendre au trône (voir l’arbre généalogique). Sur la liste figuraient l’empereur d’Autriche, un prince de Bavière, le duc de Savoie, et… Louis XIV lui-même. Chaque partie désigna son « candidat » car il était bien évident que l’Europe ne laisserait pas deux couronnes sur la même tête : pour la France, ce serait soit Philippe d‘Anjou, le second des petits-fils du Roi, soit son cadet, Charles de Berry. Certains souverains européens (dont Louis XIV) élaborèrent alors un projet plus ou moins secret de partage de l’Espagne et de ses colonies : le royaume, les Pays-Bas catholiques et l’empire d’outre-mer iraient au bavarois, le Milanais à un prince des Deux-Sicile, la Toscane et le Guipúzcoa (une province du Pays-Basque) au Grand Dauphin. Dans son testament, Charles II désigna le prince de Bavière, Joseph-Ferdinand, un enfant de sept ans, pour seul héritier. Mais, trois mois plus tard, l’enfant mourut. Dans le même temps, le projet de partage de l’Espagne fut découvert : cette maladresse entraîna la colère de l’empereur d’Autriche et, plus grave, celle du Roi d’Espagne, qui, même gravement malade, gardait le pouvoir. Son état avait encore empiré. A son chevet, les partisans de la reconstitution de l’empire de Charles Quint (menés par sa propre femme, Marie-Anne de Neubourg) et ceux de la France se battaient. Peut-être est-ce l’état des armées des deux nations qui décida le mourant : les Autrichiens ne possédaient pas de flotte, contrairement aux Français. Par ailleurs, Louis XIV avait encore gagné sa dernière guerre. Il passait pour être le maître de l’Europe. Charles II d’Espagne choisit donc Philippe d’Anjou, le petit-fils du Roi. Il mourut un mois plus tard.
La nouvelle arriva le 9 novembre 1700 à Fontainebleau, où se trouvait la Cour. La réponse devait être immédiate. Le Roi et le Conseil hésitaient : fallait-il accepter le testament ? Le refuser, c’était faire preuve de modération et continuer d’appliquer le traité de partage de l’Espagne, mais c’était aussi voir un trône s’envoler pour les Bourbons. L’accepter, c’était plonger l’Europe dans une nouvelle guerre. Le raisonnement de Louis XIV fut le suivant : de toute façon, il y aura un conflit, puisque l’Empereur d’Autriche n’obtiendra aucune part du gâteau en Espagne si le traité est appliqué. Alors, autant que la guerre serve les intérêts du royaume (de France, bien sûr !). Si la France refusait le testament, l’héritage irait à l’empereur d’Autriche, ou à son frère. Et s’ils refusaient (mais c’était fort peu probable), le successeur de Charles II serait Victor-Amédée II de Savoie, le père de Marie-Adélaïde. Nous avons vu plus haut la politique de cet homme qui se rangeait toujours du côté du plus fort. A la Cour, les avis étaient divisés. Le Grand Dauphin, qui siégeait depuis plusieurs années au Conseil, sortit de son mutisme habituel et défendit vigoureusement l’acceptation du testament devant les ministres médusés par son audace. Madame de Maintenon fut également consultée, mais la décision était déjà prise. Comme tous les courtisans, elle conseilla de désigner Philippe d’Anjou comme roi d’Espagne. Louis XIV accepta le testament.
Et Marie-Adélaïde, dans tout cela ? Elle connaissait bien son père, et sut très vite qu’il lui serait extrêmement difficile de résister à la tentation de guerroyer contre la France, dans l‘espoir d‘obtenir quelques miettes de territoires. Et elle avait raison, même si le tout début du règne de Philippe V commença paisiblement. Le Roi d’Espagne (il ne parlait pas un mot de la langue de son pays) partit de Versailles le 4 décembre 1700 et arriva à Madrid le 19 février suivant. Son grand-père avait placé autour de lui des Français à tous les postes-clés, l’ambassadeur de France siégeait même au Conseil ! Tout comme Marie-Adélaïde, Louis XIV avait senti le danger que représentait le duc de Savoie. Il maria donc Philippe V à une sœur de la duchesse de Bourgogne, Marie-Louise-Gabrielle. Tout se passa comme si l’Espagne était sous tutelle française, ce qui agaça prodigieusement les autres souverains européens. L’empereur Léopold II réclamait toujours la totalité de l’héritage. L’Anglais Guillaume III d’Orange et le Hollandais Heinsius penchaient pour la guerre. Mais ils étaient freinés par leur propre peuple. L’inquiétude gagnait tout de même du terrain en Europe : l’Espagne deviendrait-elle un protectorat français ? Anglais et Hollandais finirent par se convaincre que la guerre était inévitable. L’Empereur, Guillaume III et Heinsius signèrent un traité dit « la Grande Alliance de La Haye » et préparèrent leurs armées. Dans le même temps, Louis XIV commit encore une maladresse : il hébergeait depuis des années Jacques II Stuart, son cousin anglais détrôné. Or ce dernier venait de mourir. Le roi reconnut alors son fils, le prince de Galles, comme roi d’Angleterre. Guillaume III était encore moins bien disposé qu’avant à l’encontre de la France. Sa mort et l’avènement de Anne Stuart n’arrêtèrent pas les préparatifs de guerre. Celle-ci débuta au-cours de 1701. Les victoires et les défaites se succédèrent régulièrement. Victor-Amédée II était du côté franco-espagnol, mais sans enthousiasme. En 1703, il changea de camp. Marie-Adélaïde à Versailles et sa sœur à Madrid étaient désespérées. Leur père se battait contre leurs époux respectifs ! Déjà, avant elle, d’autres reines s’étaient retrouvées dans cette situation désagréable : Anne d’Autriche, par exemple, avait franchement souhaité la défaite française (il faut dire à sa décharge, qu‘avant la naissance de Louis XIV, elle n’était pas très considérée à la Cour). Marie-Thérèse, elle, ne connaissait pas son demi-frère, le roi d’Espagne, né pendant les festivités de son mariage. Même si la Reine n’avait jamais parlé convenablement la langue de son pays d’adoption, elle avait soutenu la France sans équivoque. Marie-Adélaïde, fit son devoir. Elle soutint la France et tenta d’oublier la situation dans un tourbillon de fêtes et de plaisirs, guettant la moindre nouvelle du front.
Et justement, sur le front, tout allait mal, sauf peut-être en Savoie. Certaines défaites étaient telles que Madame de Maintenon devait elle-même les annoncer au Roi. Turin, la ville où avait grandi Marie-Adélaïde, était assiégée par les Français, mais elle fut vite perdue. En Espagne, les troupes autrichiennes entrèrent à Madrid et le frère de l’empereur fut proclamé roi sous le titre de Charles III. Cependant, tout espoir n’était pas perdu : la population demeurait fidèle à Philippe V. La situation se rétablit peu à peu jusqu’en 1709. Pendant la nuit des Rois, une vague de froid s’abattit sur le royaume. On estime que les températures étaient tombées à -25°C. Le pain ne pouvait plus être coupé qu’à la hache. Tout cela n’était pas étonnant lorsque l’on sait que même les racines des arbres avaient gelé ! Au printemps, des inondations achevèrent le peu qui subsistait encore. Les récoltes étaient perdues, la famine rôdait, les loups aussi près des villages. Près de six cent trente mille personnes moururent. La France ne pouvait plus continuer la guerre. Un ministre, Torcy, se rendit lui-même à La Haye pour négocier la paix. Triomphants, les alliés y mirent plusieurs conditions. Ils voulurent humilier Louis XIV et son royaume. Le Roi devait reconnaître Charles III comme chef de l’Espagne, et, surtout, chasser lui-même son petit-fils du trône. Ce fut une grosse erreur. Le souverain avait vieilli, certes, mais son orgueil lui interdisait de se soumettre à ce dernier point. Malgré les émeutes, il continua la guerre et lança un appel, le 12 juin 1709 pour expliquer aux Français les raisons de sa politique. La population et les révoltés d’hier redevinrent alors fidèles au Régime. Miraculeusement, la situation commença à se rétablir. Mais, lorsque la paix sera signée, en faveur du Bourbon d’Espagne, Marie-Adélaïde ne sera plus là pour le voir.

Défaites, intrigues et coups du sort

Marie-Adélaïde avait souffert. Tout comme sa sœur Marie-Louise-Gabrielle, elle vit son père changer de camp. Son époux, même, perdit des batailles, en Flandres, et fut accusé de poltronnerie. De plus, Louis de Bourgogne était depuis longtemps en froid avec son père, le Grand Dauphin. Celui-ci avait en effet orchestré le bal des calomnies contre son propre fils. Avant le départ du duc, on chantait :

Prince, partez pour la victoire
Revenez tout couvert de gloire
Et par mille exploits prouvez-nous
Que vous valez mieux qu’on ne le pense.

A son retour, ce n’était plus le même son de cloche :
Notre prince magot
Trop timide et cagot
Avec son Martinot (nom du confesseur du prince)
Sera toujours un sot.

Lorsque le « prince magot » rentra à Versailles, il fut relativement bien accueilli par Louis XIV, qui le renvoya assez vite voir sa femme. Marie-Adélaïde eut toutes les peines du monde à le convaincre d’aller voir son père. Ils finirent par se rencontrer, mais plus aucune tendresse ne restait entre eux.
Comment expliquer cette animosité qui perdura jusqu’à la mort des deux hommes ? La longévité de Louis XIV en est peut-être une des causes. L’espérance de vie était, au XVIIIe, siècle, de cinquante ans en moyenne. Or le Roi-Soleil venait d’en avoir 70. Son fils, qui approchait du cap du demi-siècle, voyait sans plaisir le duc de Bourgogne, encore jeune, s’ajouter à lui dans l’ordre de succession. Lorsque celui-ci commença même à avoir des enfants, la situation, inédite, se compliqua encore : quatre générations vivaient sous un même toit, et toutes attendaient de succéder à Louis XIV…
Peu de temps après se posa le problème du mariage du frère cadet du duc de Bourgogne. Il y avait deux candidates : la mère de l’une des deux, la duchesse de Bourbon, était très proche de son frère le Dauphin. Louis de France était un personnage influençable. Dans l’espoir ambitieux d’être la reine officieuse du prochain règne, celle que l’on appelait simplement « Madame la Duchesse » l’éloignait du couple de Bourgogne. Mais, elle se heurterait sûrement à Marie-Adélaïde dans le futur, celle-ci deviendrait Dauphine et la supplanterait sûrement. Elle cherchait donc à « placer ses pions ». Ce fut sans succès, puisque la jeune duchesse encouragea le Roi à choisir l’autre prétendante, une cousine de la première, dont la mère était également une des filles de Louis XIV. Pour maintenir la « paix familiale », ce dernier suivit l’avis de sa belle-petite-fille.
Marie-Adélaïde était de santé fragile. Son état général s’était dégradé depuis son arrivée à Versailles. Elle avait perdu la moitié de ses dents. Elle mit au monde, le 25 juin 1704, devant toute la Cour, un petit garçon, titré duc de Bretagne. Louis XIV, dit-on, pleura de joie. L’enfant mourut l’année suivante. En janvier 1707 naquit un second duc de Bretagne, un bébé fort et éveillé, qui promettait d’être d’une constitution robuste. Pour achever de remplir son devoir, elle accoucha le 15 février 1710 d’un petit duc d’Anjou. Le chirurgien Clément, qui s’était déjà occupé de la Dauphine bavaroise l’accoucha des trois. Le premier la fatigua beaucoup, bien plus que les deux autres. Ce fait est surprenant, car le futur Louis XV s’était présenté en siège. Clément réussit à le retourner dans l’utérus de sa mère et la naissance se passa ensuite assez facilement. Marie-Adélaïde eut de la chance : la plupart des femmes décédaient lorsque leur enfant se présentait ainsi. De plus, et surtout lorsqu’il s’agissait d’un héritier potentiel du trône, la vie du bébé avait priorité sur celle de la mère. On parla cependant assez peu de cette dernière naissance : il est vrai que le grand-père, le père et le frère de l’enfant se trouvaient avant lui dans l’ordre de succession. Il était en 4e place.
Mais le petit garçon allait vite prendre la 3e place. Son grand-père, le Grand Dauphin, qui habitait à Meudon depuis plusieurs années avec une petite Cour d’ambitieux, mourut soudainement en avril 1711. Le prince avait contracté la petite vérole.
Ce décès projetait le couple de Bourgogne sur le devant de la scène. Si Marie-Adélaïde, qui avait toujours tenu le rôle de la Reine, ne vit pas son existence changer, il n’en était pas de même pour le nouveau Dauphin. Louis, dévot, rêvait de modifier en profondeur le royaume. Les princes de sang siègeraient au conseil, l’économie serait uniquement agricole, on supprimerait les intendants, les secrétaires d’État, la gabelle…
En février 1712, Marie-Adélaïde, désormais Dauphine, tomba malade. Cela commença par une forte fièvre, des plaques rouges, une forte faiblesse… Elle désira recevoir l’extrême-onction, le 11 décembre, d’un prêtre étranger à la Cour, le Père Noël des Récollets et mourût le lendemain. Son époux était anéanti. Le lendemain, à Marly, on remarqua avec terreur sur son visage les mêmes plaques rouges que celles de sa femme. Il décéda le lendemain. Les deux enfants du couple étaient également malades. Les médecins « soignèrent » d’abord l’aîné, et le tuèrent en peu de jours. Ils voulurent ensuite s’occuper du second. Madame de Ventadour, la gouvernante des enfants de France, s’enferma avec quelques femmes et le futur Louis XV dans une pièce du château, lui rendit sa nourrice (on était en train de le sevrer) et le tint bien au chaud. L’enfant se remit ! Il avait deux ans, et commençait tout juste à parler. Louis XV était sauvé.
Ses parents et son frère avaient été emportés par une maladie inconnue des médecins, peut-être la scarlatine qui ravageait alors l’Ile de France. La cour parla de poison, et incrimina le duc d’Orléans, neveu du Roi, qui s’était incroyablement rapproché du trône, en quinze jours.
Marie-Adélaïde morte, tous les chroniqueurs s’empressèrent de chanter ses louanges et ceux de son mari. Pour Saint-Simon, « jamais princesse arrive si jeune ne fut mieux instruite, et ne sut mieux profiter des instructions qu’elle avait reçues. […] La complaisance lui était naturelle. […] Elle plaisait au dernier point […] Les grâces naissaient d’elles-mêmes de tous ses pas, de toutes ses manières et de ses discours les plus communs » etc. Il y a plus de dix pages de compliments post-mortem. La princesse Palatine, qui n’avait jamais été tendre avec Marie-Adélaïde écrivit : « Elle avait l’humeur si gaie qu’elle trouvait toujours quelque chose pour égayer le Roi, quelque triste qu’il put être. Toute la Cour avait oublié (ou feignait d’oublier) qu’elle jouait gros, qu’elle n’avait pas été insensible aux charmes de certains courtisans tout en restant fidèle à son mari, ou qu’elle mâchait et prisait bien volontiers du tabac. Bref, on a fait une sainte d’un être humain avec qualités et défauts. Mais l’image qui est restée de Marie-Adélaïde est celle que Saint-Simon nous a livrée après la mort de la princesse : « En public, sérieuse, mesurée, respectueuse avec le Roi, et en timide bienséance avec Madame de Maintenon, qu’elle n’appelait jamais que ma tante pour confondre joliment le rang et l‘amitié; en particulier, causante, sautante, voltigeant autour d’eux, tantôt perché sur le bras du fauteuil de l’un ou de l’autre, tantôt se jouant sur leurs genoux, elle leur sautait au col, les embrassait ,les baisait, les caressait, les c; en particulier, causante, sautante, voltigeant autour d’eux, tantôt perché sur le bras du fauteuil de l’un ou de l’autre, tantôt se jouant sur leurs genoux, elle leur sautait au col, les embrassait, les baisait, les caressait, les chiffonnait, leur tirait les dessous du menton, les tourmentait, fouillait leur table et leurs papiers, leurs lettres, les lisait quelque fois malgré eux selon qu’elle les voyait à l’humeur d’en rire, et parlant quelquefois dessus… » Bref, l’image d’une petite fille libre dans la cour figée du Soleil. L’image d’une simplicité depuis longtemps oubliée à la Cour de France. Marie-Adélaïde n’avait fait qu’y passer, mais elle y fut une reine, adorée du Roi et des courtisans.

Bibliographie

Mémoires, de Saint-Simon, en version intégrale aux éditions La Pléiade (6 tomes) ou en version abrégée en folio (2 tomes). Saint-Simon n’est pas un chroniqueur impartial, mais c’est une mine d’anecdotes très intéressantes.
Lettres, de la Princesse Palatine, aux éditions Mercure de France. Élisabeth-Charlotte du Palatinat, devenue par son mariage duchesse d’Orléans, n’aimait pas beaucoup Marie-Adélaïde, mais nous donne tout de même une bonne impression de ce que devait être sa vie quotidienne. 

Les femmes du Roi-Soleil, de Simone Bertière. Le volume de cette fresque consacrée aux reines de France de Anne de Bretagne à Marie-Antoinette est pour moi le meilleur. L’auteur y évoque Marie-Thérèse, Madame de Maintenon, les favorites de Louis XIV mais aussi les femmes de l’entourage du Roi. Il y a un chapitre sur Marie-Adélaïde. 

La duchesse de Bourgogne, du lieutenant-colonel Henri Carré, aux éditions Hachette. Cette biographie de Marie-Adélaïde est très agréable à lire, mais malheureusement quasi-introuvable (elle date de 1934). 

Louis XIV, de Jean-Christian Petitfils, aux éditions Taillandier Historia. Deux gros volumes qui détaillent la politique et la vie du Roi-Soleil. 

Madame de Maintenon, de Jean-Paul Desprats, aux éditions Fayard. La vie du mentor de Marie-Adélaïde, de sa naissance dans une prison de Niort à sa mort à Saint-Cyr.

Article rédigé en 2005 et mis en ligne pour la première fois en 2006, dans une version identique à celle-ci.

Hébé

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