samedi 24 décembre 2011

E malo nascitur omne malum


« C'est de la pomme qu'est né tout le mal »...

... Ou comment ce fruit de l'hiver,  pour une raison d'homonymie, est devenu un fruit maudit.

Attention : cet article, très illustré, peut être long à charger.

Adam et Ève : la pomme comme symbole du péché

La Bible raconte qu'Adam et Ève mangèrent un jour un fruit que Dieuleur avait défendu de cueillir. Pour les punir, il les chassa du jardin merveilleux où ils avaient vécu jusqu'alors. Adam et ses fils furent condamnés à travailler pour vivre, Ève et ses filles à accoucher dans la douleur. Les rédacteurs et les traducteurs de l'Ancien Testament firent de ce fruit une pomme : « E malo nascitur omne malum ». En latin, le mot « malum » désigne à la fois le mal, la maladie, le malheur, la rigueur et... toute une gamme de fruits de forme sphérique. Le terme est en effet associé aux coings, aux pêches, aux grenades, aux oranges et aux citrons. La plupart du temps, cependant, il désigne les pommes. L'homonymie était si belle... Le fruit défendu devint donc une pomme.

Ainsi, Adam et Ève sont traditionnellement associés, dans l'art occidental, aux pommes.

Adam et Eve au paradis, par Cranach
Lucas Cranach l'Ancien (1472 - 1553)
Adam et Ève au paradis
1533
Berlin, Gemäldegalerie.

Détail de la Vierge de la victoire, de Mantegna
Andrea Mantegna (1431 - 1506)
La Vierge et l'Enfant, dite La Vierge de la Victoire (détail)
Fin du XVe siècle
Paris, musée du Louvre.

Détail de la Vierge de la Victoire de Mantegna

Détail d'une Vierge à l'Enfant d'Albertinelli et Cristofano
Mariotto Albertinelli (1474 - 1515) et Francesco di Cristofano (?), dit Franciabigio (1482 - 1525)
La Vierge et l'Enfant entre Saint Jérôme et Saint Zénobe (détail)
1506
Paris, musée du Louvre.

Les Vierges à l'Enfant : la pomme comme symbole de la rédemption


Cependant, selon le dogme chrétien, Jésus serait venu pour laver les hommes de cette faute et leur montrer le chemin à suivre afin d'accéder au bonheur éternel. C'est la raison pour laquelle il est également représenté avec le fruit défendu : contrairement à Adam et Ève, il a su résister à la tentation. A la Renaissance, il est fréquent de peindre les deux premiers être humains avec le pommier et le serpent sur le trône des vierges en majesté. Par ailleurs, la pomme rappelle que les hommes ont commis un péché de plus en condamnant à mort celui que les Chrétiens considèrent comme le fils de Dieu. Le fruit annonce donc la « suite de l'histoire » sur les représentations de Jésus enfant.

La forme sphérique de la pomme pourrait évidemment faire écho à celle du monde... si ce n'est que ce fait fut longtemps très discuté.

Vierge à l'Enfant de Carlo Crivelli
Carlo Crivelli (vers 1430-1435 - vers 1493-1495)
La Vierge à l'Enfant entourés de saints
XVe siècle
Ascoli Piceno, Duomo.

Vierge à l'Enfant sous un pommier, de Cranach
Lucas Cranach (1472 - 1553)
Vierge à l'Enfant sous un pommier
Vers 1525 - 1530
Saint-Pétersbourg, musée de l'Ermitage.

Vierge à l'enfant de Jacques Blanchard
Jacques Blanchard (1600 - 1638)
La Vierge à l'Enfant à qui Sainte Anne offre une pomme
XVIIe siècle
Paris, musée du Louvre.

Les femmes pelant des pommes de la peinture hollandaise : la pomme comme symbole d'une vie vertueuse

Une troisième signification de la pomme dérive, à mon avis, des deux précédentes. Au XVIIe siècle, il était interdit, dans les Provinces-Unies protestantes, de peindre des scènes religieuses. De nombreux artistes s'intéressèrent alors aux scènes de genre, qui y connurent un grand succès. Parmi ces tableaux de la vie quotidienne, on trouve parfois des portraits de femmes épluchant des pommes, ce qui symbolise un mode de vie vertueux. Ce sens est pour moi à rapprocher de celui que l'iconographie catholique accorde à ce fruit lorsqu'il accompagne l'enfant Jésus.

Femme pelant une pomme, de Terborch
Gérard Terborch (1617 - 1681)
Femme pelant une pomme
1650
Vienne, Kunsthistorisches Museum.

Vieille femme pelant des pommes, de Nicolas Maes
Nicolas Maes (1634 - 1693)
Vieille femme pelant des pommes
Vers 1655
Berlin, Gemäldgalerie.

Le Jugement de Pâris : la pomme, objet de convoitises

Toutefois, lorsqu'elle fut adoptée dans la Bible, la symbolique de la pomme n'était pas nouvelle. La mythologie gréco-romaine, en effet, assignait déjà plusieurs significations à ce fruit.

Elles pouvaient être un symbole de prospérité, comme celles du jardin des Hespérides, qu'Hercule dut cueillir au début de ses travaux. Offertes par la Terre en cadeau de noces à Jupiter et Junon, ces pommes-ci avaient été plantées dans une contrée à la végétation abondante, dans laquelle vivaient de charmantes jeunes filles nommées les Hépérides. Un dragon gardait le jardin. Après bien des péripéties (dont le récit diffère selon les sources), Hercule parvint à s'emparer des fruits convoités, et les offrit à Eurysthée, le roi pour le compte duquel il accomplissait ses exploits. Embarrassé, ce dernier lui rendit les fruits. Le demi-dieu les remit alors à Athéna afin qu'elle retourne les planter dans le jardin des Hespérides : en effet, ces pommes divines n'avaient pas leur place dans le monde des mortels.

Selon certaines interprétations, ces fruits mythiques auraient été des oranges.
La mythologie offre donc également un exemple de pomme dont la consommation aurait été interdite aux humains. Il est tout à fait possible que les rédacteurs de l'Ancien Testament s'en soient souvenus en écrivant l'épisode d'Adam et Ève.  
Un autre épisode mythologique, particulièrement célèbre, fait de la pomme un fruit dangereux : c'est celui du jugement de Pâris, ou de la pomme de discorde. Vexée de n'avoir pas été invitée aux noces de Thétis et Pelée, la Discorde décida de se venger en jetant sur la table du banquet une pomme dorée portant l'inscription « À la plus belle ». Toutes les déesses présentes réclamèrent aussitôt le fruit. Cependant, seules les trois plus puissantes étaient réellement en mesure de rivaliser pour la revendiquer : Junon, Minerve et Vénus. Pour les départager, Jupiter les envoya consulter le berger Pâris, fils de Priam, roi de Troie. Junon proposa au jeune homme de régner sur le monde. Minerve lui offrit la victoire à tous ses combats. Quant à Vénus, elle promit à Pâris l'amour de la plus belle des femmes. La suite est bien connue : Pâris offrit la pomme d'or à Vénus. Quelques mois plus tard, il enleva une Hélène plus ou moins consentante, et tous les rois grecs se portèrent au secours de l'époux offensé : ce fut le commencement de la guerre de Troie. La ville assiégée fut protégée par Vénus, mais Junon et Minerve protégèrent les troupes grecques, qui remportèrent finalement la victoire. 

Par extension, Vénus est souvent représentée avec une pomme, parfois d'or.

Le Jugement de Pâris, par Girolamo di Benvenuto di Giovanni del Guasta
Girolamo di Benvenuto di Giovanni del Guasta (1470 - vers 1524)
Le Jugement de Pâris
Fin du XVe - début du XVIe siècle
Paris, musée du Louvre.

Le Jugement de Pâris, par Hans von Aachen
Hans von Aachen (1552 - 1616)
Le Jugement de Pâris
XVIe siècle
Douai, musée de la Chartreuse.

Vénus et sa pomme d'or

Allégorie du Triomphe de Vénus, de Bronzino
Agnolo di Cosimo, dit Il Bronzino (1503 - 1572)
Allégorie du triomphe de Vénus
Vers 1540 - 1546
Londres, National Gallery.

Vénus et Mars avec Cupidon, de Paris Bordone
Paris Bordone (1495 - 1570)
Vénus et Mars avec Cupidon
1559-1560
Rome, galerie Doria-Pamphili.

Vénus tenant la pomme de Pâris, par Bartholomeus Van der Helst
Bartholomeus Van der Helst (1613 - 1670)
Vénus tenant la pomme de Pâris
1664
Lille, musée des Beaux-Arts.

Sine Bacchos et Cerere friget Venus
Hendrick Goltzius (1558 - 1617)
« Sine Cerere et Libero friget Venus »
(« Sans Bacchus et Cérès, Vénus gèlerait », citation de Térence)
1599 - 1602
Philadelphie, Philadelphia Museum of Art.

Vertumne et Pomone : la pomme comme attribut de la nature et des saisons

Comme vous avez pu le constater en contemplant le dessin de Goltzius, la pomme accompagne également les divinités associées à la nature, comme Cérès, Vertumne ou Pomone.

Il est relativement aisé de comprendre pourquoi Cérès, déesse de la terre et des moissons, est associée à la pomme, parmi un grand nombre d'autres fruits.

Il arrive fréquemment que Vertumne et Pomone soient représentés accompagnés de pommes. Comme Cérès, tous deux personnifient la nature : le premier incarne les saisons ; la seconde est la déesse des fruits. Le nom même de Pomone, qui n'a pas d'équivalent en grec puisque cette divinité est, comme Vertumne, d'origine étrusque, provient du latin « pomum » désigne, non pas les pommes, mais les fruits (et même, à en croire le Gaffiot, seulement les fruits à pépins ou à noyaux, comme les dates et les figues). La mythologie raconte que Pomone, ravissante jeune nymphe, se passionnait pour la culture de son verger. Son prétendant, Vertumne, avait beau changer sans cesse d'apparence pour la séduire, il n'y parvenait pas. Un jour, de guerre lasse, il s'approcha d'elle sous les traits d'une vieille femme et dressa à Pomone un portrait très flatteur de lui-même. Devant l'indifférence de la nymphe, il finit par apparaître sous les traits d'un très beau jeune homme. C'est ainsi qu'il parvint à la conquérir. Le couple veillait à l'éclosion des fleurs et au mûrissement des fruits. 

Représenter Pomone entourée de pommes au moment où elle s'apprête à céder à Vertumne pourrait, à mon sens, faire écho au fruit défendu d'Adam et Ève. Cependant, si les deux femmes ont cédé à la tentation, la faute de l'une s'est révélée, selon le dogme judéo-chrétien, désastreuse, alors que les amours de l'autre n'ont eu que des effets positifs sur la marche du monde.

De la même façon, la pomme a pu être associée aux allégories des quatre saisons.

Vertumne, par Arcimboldo
Guiseppe Arcimboldo (vers 1530 - 1593)
Vertumne
1591
Stockholm, Bålsta, Skoklosters Slott.

Vertumne et Pomone, par Jean Ranc
Jean Ranc (1674 - 1735)
Vertumne et Pomone
vers 1710 - 1720
Montpellier, musée Fabre.

Vertumne et Pomone, par Lemoyne
Jean-Baptiste II Lemoyne (1704 - 1778)
Vertumne et Pomone
1760
Paris, musée du Louvre.

Allégorie des quatres saisons, de Bartolomeo Manfredi
Bartolomeo Manfredi (1582 - après 1622)
Allégorie des quatre saisons
Vers 1610
Dayton, Dayton Art Institute.

Atalante et Hippomène : la pomme, objet de tentations


La pomme retrouve toute sa symbolique d'objet tentateur dans le mythe d'Atalante et Hippomène, raconté par Ovide dans ses Métamorphoses. Remarquable chasseresse, Atalante refusait de se marier, un oracle lui ayant prédit qu'elle y perdrait son identité. Aux prétendants qui se pressaient autour d'elle, elle déclara qu'elle épouserait celui qui serait en mesure de la battre à la course et ferait tuer tous les autres. La jeune femme était si belle que de nombreux jeunes gens relevèrent le défi : elle remporta la course et les fit tous périr. Dans les tribunes se trouvait Hippomène, un descendant de Neptune, qui succomba aussitôt au charme de la belle athlète et décida de l'affronter à son tour, malgré les regrets d'Atalante, navrée de devoir vaincre un si charmant jeune homme. Touchée par les prières d'Hippomène, Vénus donna au jeune homme trois pommes d'or, qu'il lança une par une pendant la course. Sa rivale ne put s'empêcher de les ramasser, et lui permit ainsi de remporter la victoire. Cependant, tout à sa joie, l'heureux vainqueur oublia de remercier Vénus ; pour se venger, celle-ci l'attira avec Atalante dans un temple de Cybèle, qu'ils profanèrent par leurs ébats. Furieuse, la déesse en fit un lion et une lionne. La prédiction de l'oracle fut ainsi réalisée.

La encore, l'utilisation de la pomme rappelle celle d'Adam et Ève : si Atalante n'avait pas ramassé les fruits, elle n'aurait pas été métamorphosée en lionne. Cependant, contrairement aux deux précédents, les conséquences de son acte ne s'appliquèrent qu'à elle seule. L'histoire d'Atalante et d'Hippomène doit rappeler aux hommes de ne pas négliger les dieux.

Atalante et Hippomène, de Guido Reni
Guido Reni (1575 - 1642)
Atalante et Hippomène
Vers 1612
Madrid, musée du Prado.

Hippomène, par Guillaume Ier Coustou
Guillaume Ier Coustou (1677 - 1746)
Hippomène
Vers 1714
Paris, musée du Louvre.

Détail de l'Hippomène de Coustou

Atalante, par Pierre Lepautre
Pierre Lepautre (vers 1659-1660 - 1744)
Atalante
(Copie d'après une statue gréco-romaine)
1703 - 1705
Paris, musée du Louvre.

Copie de l'Atalante de Lepautre

La pomme comme « Memento Mori »

Une simple pomme pourrait-elle modifier le sens d'un tableau et transformer une nature morte en vanité ?

A la lumière des « antécédents » de ce fruit, je suis convaincue que oui.

Nature morte aux trois souris, de Lodewijk Susi
Lodewijk Susi, également dit Ludovico de Susio (établi aux Provinces-Unies en 1616, puis en Italie dix ans plus tard)
Nature morte aux trois souris
1619
Saint Louis, Saint Louis Art Museum.

On pourrait penser que Ludovico de Susio désirait seulement, en peignant la toile ci-dessous, montrer toute la virtuosité dont il était capable dans le traitement des fruits. Cependant, il a représenté, au premier plan, bien en évidence, une pomme tranchée dont la blancheur contraste avec le fond noir de l'œuvre. Or, les pommes s'oxydent quelques minutes seulement après avoir été coupées. Cette dégradation pourrait bien faire écho à celle des corps après la mort. L'autre pomme est d'ailleurs flétrie par deux petites tâches rondes, semblables à celles que pourraient faire des vers. La présence du couteau et du plat argenté, poli comme un miroir, sur lequel tout se reflète, accréditent la thèse d'un  « Memento Mori ». Cette phrase latine, « Souviens-toi que tu vas mourir », était prononcé à l'oreille des généraux romains pendant les triomphes. Elle est devenue un motif littéraire et poétique, particulièrement en vogue à l'époque baroque. Par ailleurs, plat, pomme et couteau se trouvent au bord de la table, un peu au dessus du vide, presque en équilibre. Or, qu'est-ce que mourir si ce n'est « tomber de l'autre côté » ? (c'est la signification du verbe latin « cadavere », qui donnera en français « cadavre »). Ces raisons m'empêchent de voir dans cette œuvre une simple exposition d'animaux et de fruits : nous avons bien ici affaire à une toile-vanité, crée pour rappeler au spectateur sa finitude.

Une pomme peut donc modifier le sens d'un tableau et influencer la lecture que l'on peut en faire. Bien que sa réputation de «fruit maudit » soit tout à fait imméritée, elle a donc héritée de nombreuses significations, généralement assez tristes. Outre l'homonymie latine, on peut avancer pour l'expliquer le fait que la pomme soit un fruit de l'hiver, saison universellement associée à la mort et au désespoir. Même les contes pour enfants ont contribué à sa légende noire : pensez, par exemple, à la Blanche-Neige des frères Grimm !

Puissent toutes ces histoires ne pas vous troubler la prochaine fois que vous mangerez une pomme ! 

Hébé

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